Alain de Tolédo (à gauche) et le président de la communauté juive d'Istanbul, lors d'une conférence d'Alain à la synagogue Neve Shalom. @Alain de Tolédo

Alain de Tolédo, président de l’association Muestros Dezaparecidos : « Il y a une méconnaissance de l’histoire des juifs hispano-grecs pendant la Shoah »

Âgé de 77 ans, Alain de Tolédo préside l’association Muestros Dezaparecidos, qui témoigne du sort des juifs hispano-grecs de France pendant la Seconde Guerre mondiale. Des récits de vie réunis dans un ouvrage, que l’homme s’emploie à faire connaître.


MYTHOS : Vous avez publié en 2019 un ouvrage sur l’histoire des judéo-espagnols résidant en France pendant la Seconde Guerre mondiale. D’où part ce projet ?

ALAIN DE TOLÉDO : Tout commence avec mon histoire personnelle et le décès, en 1964, de mon père. Il s’appelait Nissim de Tolédano et était d’origine grecque. En 2004, je me plonge dans les documents qu’il a laissés derrière lui et je retrace l’histoire de ma famille pendant la Seconde Guerre mondiale. J’ai alors l’idée de le faire pour les autres juifs hispano-grecs vivant dans la capitale à cette époque. Le tout dans un ouvrage hommage avec des témoignages sur lesquels nous avons travaillé à plusieurs entre 2011 et 2019, année de sa parution.

MYTHOS : Qu’est-il arrivé à votre père ?

ALAIN DE TOLÉDO : En fouillant dans des documents personnels, je suis tombé un jour sur un papier avec un nom allemand que je ne connaissais pas : «Ausweis». Il s’agissait d’un permis de circuler de mon père obtenu grâce au Consul espagnol. Un pays dont il possédait la nationalité. J’apprends que ce Consul, Bernardo Rolland, a non seulement sorti mon père du camp de transit de Compiègne mais qu’il a aussi sauvé la plupart des Juifs espagnols de la capitale en les faisant partir pour l’Espagne. C’est d’ailleurs comme cela que mes parents ont survécu. 

MYTHOS : Qui vous a aidé dans l’écriture de cet ouvrage ? 

ALAIN DE TOLÉDO : Claudine Naar !  J’ai fait sa rencontre il y a plus de dix ans. A l’époque, elle était directrice du CDJ (le Centre de documentation juive, l’ancien nom du mémorial de la Shoah, ndlr). Elle m’a raconté l’histoire de ses parents qui devaient, tout comme les miens, partir pour l’Espagne en 1943 pour éviter la déportation. Malheureusement, ils ont été arrêtés avant et déportés en 1944. Elle avait en sa possession une lettre de sa mère demandant à leurs proches d’aller solliciter l’aide du Consul d’Espagne, celui-là même qui a sauvé mon père et ma mère. Bouleversés par ce passé commun, nous avons alors commencé à travailler ensemble.

MYTHOS : Comment s’est déroulé ce travail?

ALAIN DE TOLÉDO : Pendant une décennie, aidés par d’autres bénévoles, nous avons établi la liste des 5300 judéo-espagnols déportés depuis la France pendant la guerre. D’abord en fouillant dans les archives du mémorial. Puis en recueillant, via le site de l’association Muestros Dezaparecidos, des témoignages de rescapés ou de leurs proches (il est encore possible aujourd’hui de déposer un témoignage sur le site en question, ndlr). Des historiens ont contribué aussi à apporter du contexte sur cet aspect méconnu de la déportation.

MYTHOS : Votre ouvrage a-t-il permis d’ouvrir la parole au sein de cette communauté ?

ALAIN DE TOLÉDO : Oui, complètement. Pour les Séfarades (terme qui désigne les Juifs de l’ex-empire Ottoman et de la péninsule Ibérique ndlr), la prise de parole s’est faite très lentement dans les familles. Encore plus que dans la communauté ashkénaze (terme qui désigne les Juifs d’Europe central ndlr), où l’on parlait beaucoup du ghetto de Varsovie par exemple.

MYTHOS : Donnez-nous un exemple de récit méconnu…

ALAIN DE TOLÉDO : Je pense immédiatement à Lisette Cohen, originaire d’Istanbul, dont l’histoire est extraordinaire. Alors qu’elle était dans la file pour la chambre à gaz à Auschwitz, un officier allemand l’a extraite de là en découvrant qu’elle avait les yeux bleus. Il l’a emmenée chez le tristement célèbre docteur Mengele, qui faisait des expériences atroces sur les Juifs. Elle a subi des tests sur ses globes oculaires mais elle a survécu. Eh bien figurez-vous que sa fille, Lydia Behar, a découvert l’histoire de sa mère en lisant l’ouvrage. Il y a aussi des histoires de famille comme celle de l’historienne Henriette. En nous aidant sur le livre, elle a fait la lumière sur l’histoire de sa famille grecque.

MYTHOS : Votre ouvrage a-t-il rencontré le succès ?

ALAIN DE TOLÉDO : Au début, c’était très bien parti. Serge Klarsfeld a rédigé la préface et offert de la visibilité. Mais il y a eu le Covid un an après sa publication. Forcément, ça a freiné l’élan. Avec l’association, nous travaillons donc à en transmettre le contenu. Je me rends souvent dans des salons ou des Institutions pour y faire des conférences. Dernièrement je suis intervenu à Nîmes et dans l’auditoire, presque personne ne connaissait le sort réservé aux Judéo-espagnols de France pendant la Shoah. Une preuve que notre travail est essentiel. 

MYTHOS : Quelle place prend ce travail dans votre vie ?

ALAIN DE TOLÉDO : Une place importante ! Je suis devenu président de l’association en 2010 et je passe mon temps à parler de l’ouvrage. Je me répète mais il y a une grande ignorance autour du destin des Juifs séfarades. Certains croient encore qu’aucun membre de cette communauté ne s’est fait déporter. Il y a cette idée persistante que l’extermination ne concernerait que les Juifs ashkénazes. J’espère également donner la vocation à de jeunes historiens de s’emparer de cette histoire. Qui sait, ils prendront peut-être la suite du travail que nous menons.