Attester de la véracité des récits de torture des migrants, tel est le rôle de l’association indépendante MetaDrasi. Une mission essentielle, qu’elle assure depuis 2011, et qui garantit le processus d’intégration et de guérison des victimes. Mais depuis quelques mois, l’organisation n’est plus en mesure de fournir ce document, faute de moyens. Un changement aux conséquences dramatiques pour les candidats à l’asile.
« Ils m’ont pendu au plafond, la tête en bas, pendant neuf heures jusqu’à ce que je me mette à pleurer. Ils ont commencé à me fouetter avec une ceinture de voiture, ils m’ont électrocuté. Ils m’ont mis un sac sur la tête avant d’essayer de m’étouffer. Ils m’ont relâché, et quelques jours après ils sont venus me chercher avec ma mère, ils ont sorti leur caméra et ils ont exécuté mon frère devant nos yeux. »
« Ils », c’est Daesh. Ce témoignage, celui d’un Syrien arrivé en Grèce après avoir été torturé pendant plusieurs semaines. Comme lui, de nombreux migrants sont victimes de torture dans leur pays d’origine. Ils seraient jusqu’à 40% dans ce cas, selon les estimations du Haut-Commissariat aux Réfugiés.
Des récits comme celui-ci, l’association athénienne MetaDrasi en entend tous les jours. Ceux de destins brisés, de familles décimées, de plaies non pansées. Dans une vidéo intitulée « Les voix dans l’ombre« , l’organisation indépendante fait témoigner anonymement des victimes de torture, comme ce Syrien arrivé en Grèce en septembre 2019. Une manière pour l’association – qui participe à l’intégration et la protection des droits fondamentaux des personnes exilées en Grèce – de mettre en lumière une réalité souvent méconnue des parcours de vie des migrants.
Pour aider ces milliers de victimes de torture à être officiellement reconnues comme telles, l’organisation est habilitée depuis 2011 à leur fournir un certificat d’identification, le seul admis par les services de l’immigration grecs. Un document essentiel, établi sur la base du protocole d’Istanbul (1), et qui permet aux personnes migrantes d’obtenir la garantie d’une protection internationale. Plus important encore, ce document permet d’appuyer une demande d’asile, dans le cas où cette dernière aurait été rejetée une première fois ou que le pays d’origine du demandeur est considéré comme « sûr ».
Un seul document vous manque et tout est compliqué
Pour établir ce certificat, MetaDrasi fait intervenir trois experts. Un psychologue, un médecin et un avocat, qui déterminent à tour de rôle la nature des sévices subis, qu’ils soient physiques ou psychologiques. « Ce certificat a un pouvoir de vie ou mort« , explique le psychiatre italien Antonio d’Elia, à l’occasion d’une conférence sur les victimes de torture. « Il peut sauver ou détruire. Les personnes exilées attendent et demandent ce document comme un passeport« , poursuit le spécialiste lors de l’événement qui s’est tenu le 28 mars à Athènes à l’initiative de l’association Babel, un centre de jour qui mène des actions en faveur de la santé mentale des réfugiés.
L’importance que revêt ce document pour les personnes exilées, MetaDrasi l’a bien compris. Chaque année, plus de 3 500 personnes passent la porte de l’association dans l’espoir d’obtenir ce précieux sésame. Qu’ils soient originaires de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak, de Guinée-Conakry ou encore du Cameroun, tous sont en quête de la reconnaissance officielle de leurs traumatismes.
“Nous essayons de trouver des solutions pour continuer nos missions, mais je suis pessimiste sur notre avenir. »
Marianna Kapi, coordinatrice pour MetaDrasi
Depuis 2011, plus de 2 000 personnes d’une vingtaine de nationalités différentes ont ainsi obtenu la certification de l’association. Mais en septembre dernier, cette dernière a cessé de fournir cette expertise. « Nous n’avons plus les fonds nécessaires pour cela« , se désole Marianna Kapi, la coordinatrice du programme d’identification et de certification des victimes de torture.
En 2021, l’association était financée à 58% par des organisations internationales non gouvernementales, parmi lesquelles l’Agence des Nations Unies pour les réfugiés. A 35% par des fonds publics européens et grecs, et à 5% par des fonds privés. Un modèle économique dépendant des priorités financières des grandes institutions et qui lui fait défaut aujourd’hui. Dans son rapport d’activité de 2020, MetaDrasi expliquait d’ailleurs vouloir privilégier une « plus grande indépendance financière« , avec une « priorité sur les fonds privés« .
Après la torture, la violence institutionnelle
Cette mise à l’arrêt forcée du programme de certification n’est pas sans conséquence pour ces candidats à l’asile, déjà très vulnérables. “Beaucoup d’entre eux vont devoir faire face à des décisions négatives [concernant leur demande d’asile, ndlr]. Ce qui signifie qu’ils n’auront pas accès aux services de santé publique. Or les victimes de torture ont des besoins très spéciaux, comme des rendez-vous avec des médecins ou des psychiatres, regrette Marianne Kapi. Nous essayons de trouver des solutions pour continuer nos missions, mais je suis pessimiste sur notre avenir”.
Réunis lors de la conférence du 28 mars, tous les professionnels qui accompagnent au quotidien les exilés n’ont eu de cesse de rappeler l’importance du temps nécessaire à la verbalisation de leur histoire. La suspension de l’accompagnement par MetaDrasi de ces personnes, qui souffrent pour la plupart de troubles du stress post-traumatique, constitue une nouvelle forme de violence symbolique et institutionnelle. Désormais livrées à elles-mêmes pour être reconnues comme victime de torture.
“Le processus de la demande d’asile est un nouveau traumatisme. Il faut passer des entretiens, raconter comment on a été violé, battu… Car il faut de nombreux détails aux autorités pour qu’elles reconnaissent le statut de réfugié, détaille Spiros Koulocheris, avocat spécialisé dans le droit d’asile. Je remarque que travailler avec différents professionnels, comme des psychologues, des travailleurs sociaux, des médecins permet à mes clients de se préparer à ce nouveau traumatisme et de l’atténuer”, poursuit l’avocat, qui voit dans la reconnaissance par la justice des tortures subies une forme de guérison.
En 2021, les migrants représentaient 1,3 million de personnes, soit 13% de la population totale (3) de la Grèce, devenue la porte d’entrée principale de l’Europe avec l’Italie. D’où l’enjeu fondamental pour les migrants de disposer de structures d’accueil qui disposent des compétences nécessaires pour les accompagner dans la reconnaissance très spécifique de leur statut. Une condition indispensable pour se projeter dans une nouvelle vie.
« Lors de mon premier entretien avec le service d’asile, la personne en face de moi me posait tout un tas de questions sur mon histoire. Elle voulait que je lui raconte tout ce que j’avais traversé mais à chaque fois qu’elle me posait une nouvelle question, je revoyais les images de ma torture, explique un réfugié lors de la conférence du 28 mars. Mais moi, je refusais de lui répondre, car j’avais peur. En arrivant en Grèce, je n’avais plus confiance en personne. J’avais peur qu’en parlant, on m’arrête et qu’on me torture encore, poursuit l’homme qui regrette le manque de formation des autorités. Il faut que ce certificat des victimes de torture soit reconnu par tous. Nous sommes des milliers et il ne faut pas nous laisser seuls. Nous sommes des survivants. »
Encadré : Le corps comme preuve
Cette injonction au récit, au dévoilement, est qualifiée d’“instrumentalisation par la preuve du corps du réfugié” par la psychologue clinicienne et psychanalyste Elise Pestre (2). Selon cette spécialiste, « les administrations de l’État, à l’occasion du dépôt de la demande d’asile, sont en quête de l’authenticité du témoignage du requérant. Une sélection entre le « vrai » réfugié – qui serait plus idéalement le réfugié politique, et le « faux », à savoir le migrant économique, s’engage alors« . Ainsi, selon Elise Pestre : “le demandeur d’asile qui présente des traces manifestes de persécutions, celui qui a été torturé, a finalement plus de chance d’être reconnu réfugié que celui qui ne l’a pas été.”
Un distinguo qui “amène à postuler que l’État attend par conséquent la production d’un état traumatique visible où la transparence des corps donnerait à voir un passé qui laisse des empreintes immuables, conservées à jamais, alors même que les marques liées aux tortures sont vouées à disparaître”, analyse la maîtresse de conférence en Psychologie à l’Université Paris Cité.
Fleur Tirloy-Théron
(1) Le protocole d’Istanbul est un manuel qui sert d’”outil de référence international pour évaluer les victimes présumées d’actes de torture et de mauvais traitements”, selon la définition des Nations Unies.
(2) Élise Pestre. « L’instrumentalisation par la preuve du corps du réfugié », Recherches en psychanalyse, vol. 14, no. 2, 2012, pp. 147-154.
(3) Selon les données de l’Organisation internationale pour les migrations.
Photo d’ouverture : 1,3 million de migrants vivent en Grèce. ©Pexels