Historienne de formation, Henriette Asséo est la fille de rescapés juifs franco-grecs au sein d’une famille décimée par la déportation depuis Paris pendant la Seconde Guerre mondiale. Ses parents ont survécu mais le souvenir d’une petite cousine nommée Rachel l’a pendant longtemps hantée et elle a consacré une partie de ses recherches à confronter la grande histoire avec le destin des siens.
Henriette Asséo ne s’inquiète pas de l’essor de l’intelligence artificielle. Elle est même catégorique sur le sujet. « Pour retracer l’Histoire, il y aura toujours besoin de nous les humains, la machine ne fait que recracher les infos qu’on lui donne », assure-t-elle, assise dans son fauteuil rouge au milieu de son petit salon. Sur les étagères de ses bibliothèques, les ouvrages et les photos s’accumulent. Parmi elles, de nombreux clichés de sa fille qui «travaille dans le cinéma» et d’autres de sa petite-fille, sourire candide aux lèvres. «Elle est mignonne non?», demande-t-elle fièrement.


La septuagénaire saisit une autre photo datée de 1936 à Salonique en Grèce, où l’on peut voir une famille sur le perron d’une maison. Sur le cliché, le père d’Henriette a 16 ans et une moue d’adolescent agacé. Deux ans plus tard, ce même jeune homme arrive dans la capitale française pour ses études. Il est hébergé par de la famille proche : Jacques Benveniste, sa femme Frida Benveniste-Jossua et leur fille de 11 ans, Rachel. La petite troupe loge rue d’Edimbourg, dans le 8e arrondissement. «Rachel, tout le monde la surnommait Lélette, sourit Henriette, l’ air malicieux. C’est avec elle que tout commence.»
À 77 ans, cette Parisienne d’origine salonicienne bavarde volontiers et assume des opinions bien tranchées. À la question de savoir s’il reste une mémoire à constituer sur la communauté juive grecque de Paris, dont au moins 1160 membres ont été déportés pendant la Seconde Guerre mondiale, elle s’agace presque. «Pendant 70 ans, les archives grecques sur la déportation des juifs n’ont pas été accessibles. Dans le pays, la parole s’ouvre seulement maintenant sur ce qui est arrivé aux Juifs de Salonique (ou Thessalonique, le nom d’après-guerre ndlr), c’est plus qu’actuel.»
Le mythe d’une vie heureuse
Dans les années 50, Henriette Asseo est une petite fille pleine d’imagination et déjà passionnée par l’art de la conversation. Elle écoute souvent son père et ses amis de la communauté juive grecque ou égyptienne parler de la guerre (mais pas de la déportation) ou de politique. «Lorsque j’ai 10 ans, on reçoit chez nous des clichés d’une famille à la plage et les affaires d’une petite fille nommée Rachel Benveniste.» Il y a une carte de Salonique, un exemplaire du Tour du monde en 80 jours, l’un des Carnets de Suzette et aussi un prix obtenu au lycée pour filles Racine…Le même lycée où étudie la jeune Henriette. «À l’époque, c’est un choc. Je ne pose toujours pas de questions mais quand je vais à l’école, je me dis que certains professeurs ont peut-être connu cette Rachel.»


Henriette doit alors affronter les non-dits. «On m’a donné ses affaires mais sans faire aucun commentaire, poursuit-elle. Alors, je me suis réappropriée l’histoire de Lélette et un jeu de miroir s’est installé.» Henriette s’imagine vivre pendant l’avant-guerre, comme la petite fille des photos et passer des vacances heureuses à la plage avec de nombreux cousins. L’ombre de Rachel l’envahit, à tel point qu’elle fait de l’anémie. «Je vivais dans un mythe», souffle-t-elle. Inquiets, ses parents commencent à évoquer des bribes de leur vie passée. «Surtout mon père, qui va me raconter ces deux années à Paris dans la famille de Rachel. Cette vie d’avant le 5 novembre 1942.»
La rafle des Juifs hellènes du 5 novembre 1942
C’est bien des années plus tard qu’Henriette va retracer le parcours de Rachel. Entre-temps, mai 68 est passé par là et les langues se sont déliées sur la question de la déportation des Juifs. Jeune professeure de gauche, Henriette fréquente l’entourage de Simone de Beauvoir. Son projet, c’est d’éclairer les oublis de l’histoire familiale en menant de front des recherches approfondies sur le sort, pendant la Seconde Guerre mondiale, réservé aux tziganes. Avec son travail, elle se plonge aussi dans le passé des Benveniste et découvre, petit à petit, ce qui est arrivé à Jacques, Frida et leur fille.
Elle apprend notamment que le 5 novembre 1942 s’est déroulée la «rafle des Juifs hellènes». En envahissant la France en 1940, les nazis décident d’abord de déporter des Juifs d’origine étrangère avant de viser ceux français. Les Grecs sont parmi les premières communautés déportées. «Les nazis opèrent sur des familles comme la mienne, parfaitement intégrées mais qui ont gardé un lien très fort avec la Salonique, détaille Henriette, Ils veulent couper ce lien paneuropéen, cela fait partie de leur stratégie de destruction de la communauté juive globale.»
Le père d’Henriette a fui en zone libre courant septembre et attend que la famille Benveniste le rejoigne. En ce début de novembre, quelques jours avant leur départ, Rachel Benveniste, âgée de 13 ans, est arrêtée avec son père et sa mère à leur domicile. «Le commissaire déclare alors à Lélette qu’il la considère comme française et que si elle lui donne une adresse, elle peut partir, reprend Henriette. Mais elle refuse de quitter ses parents.» Tous trois sont amenés à Drancy, puis déportés par le convoi 45, à Auschwitz 1. « À ce moment-là, la solution finale n’en est qu’à ses débuts. Rachel et ses parents ont sûrement été gazés dans une maison de paysan et dans des conditions...» Henriette ne termine pas sa phrase. Assise sur son fauteuil rouge au milieu de la pièce, elle regarde par la fenêtre.
Apprendre à vivre dans des lieux hantés
L’histoire pourrait s’achever ici mais une autre Rachel va venir bousculer sa vie. En 2011, Henriette travaille à un ouvrage collectif sur l’histoire des Hispanos-Juifs déportés depuis la France. Aux archives du mémorial de la Shoah, elle découvre alors une carte de Drancy portant au dos le message suivant : «Nous allons être déportés demain, nous avons bon moral, signé Jacques, Frida et Lélette.»
La carte est un don fait au mémorial par une certaine Rachel Ollier vivant à Toulouse. Henriette lui écrit immédiatement deux lettres. «Lorsque elle m’appelle des semaines plus tard, elle se présente comme une cousine de Rachel Benveniste du côté de sa mère, se souvient l’historienne émue. Elle n’avait aucune idée de mon existence.» Rachel Ollier née Jossua, 10 ans en 1942, raconte à Henriette qu’elle considérait Rachel dite Lélette comme sa grande sœur, qu’elle voyait quotidiennement.
Les deux femmes se rencontrent à Paris. Rachel Ollier raconte ses balades, enfant, au parc Monceau avant qu’il ne soit interdit aux Juifs puis lui montre l’emplacement de la bonneterie du père de Lelette. «Pour la première fois, ces lieux reprennent vie, avoue Henriette. Un lien très fort se noue entre nous, ainsi qu’avec Alain mon cousin, seul survivant de la famille Benveniste.» Ensemble, ils font inscrire Rachel Benveniste dans la liste des «noms ajoutés au mur» du mémorial. Une demande jusqu’alors refusée par manque de preuves sur son décès dans le camp d’extermination. «Elle n’est pas directement à côté de ses parents qui, eux, ont été inscrits d’office… mais au moins Lélette n’est plus une âme abandonnée de tous.»
Un dénouement qui contribue aujourd’hui à l’apaisement d’Henriette, tout comme la publication du livre sur l’histoire des hispanos-Juifs de France. «J’ai une forme de mélancolie due à l’âge. Jusqu’au bout, je considérerai mon existence comme surnuméraire et le résultat d’un hasard : que mes parents aient survécu, décrit l’historienne. Mais ma fierté, c’est d’avoir eu une fille et maintenant des petits-enfants qui, peut-être un jour, s’intéresseront à leur histoire familiale entre la Grèce et la France. C’est ma façon d’avoir vaincu la damnation nazie.» L’Histoire, elle en a fait aussi un moteur pour aider les autres. Ce même après-midi, la retraitée doit recevoir un ami pour l’aider à retracer le destin de son père déporté, à Auschwitz lui aussi. «Je me suis replongée dans cette chronologie, c’est pas plus mal!», rit-elle. Sur la table derrière elle, est déposé l’exemplaire du Tour du Monde en 80 jours de Rachel Benveniste.