« Je suis endetté à hauteur de 90.000 euros » : Pompiers volontaires, envers et contre tout

En Grèce, le trop faible nombre de pompiers professionnels rend cruciale la mobilisation volontaire de milliers de bénévoles qui, malgré le manque de moyens et d’accompagnements de l’Etat, mettent leur vie en jeu pour protéger leurs compatriotes des incendies à répétition.

Août 2021, l’Eubée est en proie aux flammes. En douze jours, 50.000 hectares de cette grande île au nord-est d’Athènes partent en fumée. Forêts, oliveraies centenaires, exploitations agricoles et habitations sont détruites sous l’œil désespéré des habitants, réfugiés sur des plages. « Face à de tels incendies, on ne pouvait tout simplement rien faire… La seule consigne était de sauver un maximum de vies», se remémore Sotiris, les yeux dans le vague. Assis à l’ombre, cigarette au coin des lèvres et talkie-walkie à la ceinture, le soixantenaire ne peut oublier ce qu’il a vécu cet été-là. Pourtant, avec plus de vingt ans de bouteille à la caserne de pompiers de Psachna, l’une des cinq petites villes d’Eubée, l’homme figure parmi les pompiers les plus chevronnés.

Sotiris, le doyen de la caserne de pompiers de Psachna, montre sur cette vidéo la violence des incendies de 2021 en Eubée. Tous ceux qui ont participé aux opérations sont encore profondément marqués, en particulier par leur impuissance face à de telles flammes impossibles à éteindre. Leur rôle était de secourir les personnes et les animaux pris au piège, tout en protégeant au maximum les habitations.

« Nous essayions d’empêcher le feu d’atteindre les maisons. Avec mon camion, je devais littéralement traverser le brasier », explique-t-il en montrant une vidéo sur son téléphone. A l’écran : du noir, du rouge, des langues de feu dans la nuit. « Quand tu te fais réveiller à trois heures du matin pour combattre des flammes de quinze mètres, sinon ta ville natale crame, t’as pas le temps de craindre pour ta vie », lâche-t-il en tirant grande bouffée de sa roulée. « Ça fait vingt ans que je prends ces risques, poursuit l’enfant du pays, le regard rivé sur les montagnes aux pentes brûlées, J’aime ça, rendre service et me sentir utile, alors j’arrêterais pour rien au monde. » 

Pourtant, ce ne sont pas les obstacles qui manquent. Le danger certes, mais surtout le manque d’argent et de temps. Car en Grèce, être pompier volontaire, « c’est être purement bénévole, à la différence des pompiers professionnels», explique Anna, un café allongé à la main. Ces derniers sont loin d’être assez nombreux : 14.500 (et 2500 saisonniers), contre 54.900 en France, dans un pays où le risque d’incendie est bien plus important. C’est pourquoi, en 1991, a été créé le statut de pompier volontaire pour y pallier. Ils sont aujourd’hui près de 4000. Sauf que cette activité ne génère par définition aucun revenu.

Alors pour continuer sa licence d’agriculture, tout en exerçant sa passion, la jeune femme de 22 ans passe ses soirées à assurer des livraisons pour un restaurant du coin. Un équilibre de vie « précaire », qu’Anna espère passager. D’ailleurs, après s’être écartée d’un pas et avoir vérifié que les autres ne pouvaient pas l’entendre, la jeune femme confie vouloir bientôt passer les examens de pompier d’Etat. Une situation qui lui permettrait d’être enfin rémunérée pour faire ce qu’elle aime : « travailler pour le bien commun »

Les pompiers volontaires de Psachna (Eubée, Grèce) partent en intervention d’urgence après avoir aperçu des fumées suspectes. Après s’être rendus rapidement sur place, ils constatent une absence de danger. Un agriculteur brûlait des branchages, en toute légalité : il avait à sa portée un réservoir d’eau et respectait le calendrier d’interdiction de combustion des résidus verts qui court du 1er mai au 1er novembre. Une fois le risque écarté, Anna et Georgos retournent à la caserne.

Pour beaucoup de Grecs, le responsable est tout trouvé. « L’Etat ne met pas les moyens pour protéger sa population, alors on est obligé de le faire nous-même », sourit Spyros Raptakis, assis confortablement dans le fauteuil de cuir de « sa tour d’observation » comme il aime appeler son bureau, d’où sont visibles les montagnes d’Eubée. Unique pompier professionnel de la caserne de Psachna, ce sous-lieutenant l’a fondée en 1995 et la préside depuis. « Il n’y avait qu’une base de pompiers professionnels pour toute l’île, vous imaginez ?! Une base pour 3600 km2, c’était démesurément insuffisant », explique-t-il.

Spyros Raptakis, pompier professionnel de formation: il est le fondateur et le président de la caserne de pompiers volontaires de Psachna. ©  Charles Plantade

Quand il a fondé la caserne de Psachna, il pouvait compter sur une vingtaine de volontaires. « A l’époque, c’était pas grand-chose. On n’avait pas beaucoup de moyens, simplement de l’énergie et de la détermination », détaille-t-il en montrant une à une des photos jaunies. « Puis en 1996, on s’est cotisé et on a acheté notre première Jeep : t’éteins pas des incendies avec ça, mais tu peux secourir des gens et des animaux, et aller nettoyer les forêts ou replanter », rigole le sous-lieutenant. De nouveaux volontaires sont venus grossir les rangs, et de nouveaux véhicules le garage. « Après, on a eu des ambulances pour transporter des blessés à l’unique hôpital de l’île… mais depuis on a arrêté, on pouvait pas être sur tous les fronts à la fois », ajoute Spyros, un léger regret dans la voix. Aujourd’hui, les quarante pompiers volontaires assurent toujours des missions de protection des habitants et entretiennent les forêts, en plus de lutter contre les incendies pendant la période estivale. Cet été, quinze nouvelles recrues temporaires intégreront la garnison.

« Un marathon sans ligne d’arrivée »

« Pour courir ce marathon sans ligne d’arrivée, on dépend entièrement du soutien d’autrui, reconnaît Spyros Raptakis. La quasi-totalité des véhicules, c’est de la récup’ », explique-t-il en montrant du doigt un vieux camion de pompier donné par des confrères allemands, où l’inscription « Feurwehr » est toujours marquée sur le flanc. « On doit tout payer seul, les assurances des camions-citernes, les locaux… Alors on bricole, on répare et construit tout nous-même », continue Spyros, les mains dans les poches. Si la caserne reçoit bien des dons venant des habitants de l’île, le manque de soutien actif et financier de l’Etat est très critiqué. D’autant plus qu’à la différence d’autres casernes de pompiers volontaires – celles d’Athènes notamment – celle de Psachna est inconnue du grand public, et ne reçoit donc aucun chèque de la part de grandes sociétés privées qui s’achètent ainsi une «bonne image».

Malgré toute la bonne volonté et la débrouillardise des bénévoles de Psachna, le manque d’argent se fait sentir. Impossible en effet de se cotiser lorsque les dépenses à faire sont trop importantes. Alors « on est obligé de prendre des crédits », explique Spyros Raptakis. C’est pourquoi les comptes de la caserne sont dans le rouge. « Sauf que le responsable juridique de l’association de pompiers volontaires de Psachna, c’est son président, et son président, c’est moi. Je suis endetté personnellement à hauteur de 90.000 euros », confie Spyros Raptakis en s’enfonçant dans le fauteuil, son éternel sourire s’effaçant un instant. Avant de revenir aussitôt : « On est payé en gratitude, et c’est la plus forte des devises. » 

Légende photo d’ouverture : Les trois camions citernes de la caserne de Psachna sur l’île d’Eubée ne sont pas de la dernière génération. Et pour cause, il s’agit de cadeaux d’autres casernes européennes ou de véhicules sauvés de la casse. © Charles Plantade