Génocide des Grecs pontiques : un combat centenaire pour une reconnaissance à l’international

En 1918, 700 000 Grecs peuplaient les provinces ottomanes riveraines de la mer Noire. Sept ans après, la moitié d’entre eux avait été assassinée. A Athènes, associations et descendants se heurtent au déni de la Turquie, et désespèrent de faire un jour reconnaître le génocide des Grecs pontiques à l’international.

« Je suis allé à Balya en 2004. J’ai demandé à la maire de la ville, une femme brillante, qui a fait ses études aux États-Unis et qui est psychologue, où habitaient auparavant les Grecs. Elle m’a répondu qu’il n’y avait jamais eu de Grecs ici.« 

Cette rencontre sera le point de départ de l’engagement de Faidon Papatheodorou en faveur d’une reconnaissance internationale du génocide des Grecs pontiques en Turquie. Mais aucune colère, aucune émotion ne transparaissent sur le visage du vieil homme lorsqu’il l’évoque. Penché au-dessus d’une grande carte, que des dizaines de livres sur les Grecs d’Asie Mineure protègent du vent qui balaie sa terrasse à Athènes, il pointe du doigt la ville tout juste nommée. Aujourd’hui baptisée Balikesir, elle se situe au nord-est de la Turquie. Balikesir, Balya, la ville natale de son père. Un Grec né en Turquie.

Le père de Faidon Papatheodorou a perdu toute sa famille dans le massacre de Balya. Cela fait 20 ans qu’il se bat pour la reconnaissance du génocide à l’international. Ici chez lui, à Athènes, le 31 mars 2024. ©Ludivine Blazy

En 1918, ils sont 700 000 à peupler les provinces riveraines de la mer Noire. Héritiers directs du Royaume du Pont – un royaume antique créé en -281 avant J-C et intégré à l’Empire romain en 63 après J-C –, les Grecs pontiques constituent une minorité importante au sein de la population ottomane globale. La fin de la Première Guerre mondiale et l’effondrement de l’Empire ottoman offrent à l’armée grecque l’occasion rêvée de reconquérir les côtes occidentales turques, perdues 500 ans auparavant. Dans un premier temps, l’entreprise est un succès. Mais en 1922, tout bascule : l’armée hellénique subit sa plus grande défaite. Avertis immédiatement, 40 000 Grecs se massent précipitamment sur la côte qui fait face à l’île de Lesbos, dans l’espoir de pouvoir traverser la mer Égée et d’échapper aux exactions. A Smyrne, aujourd’hui Izmir et anciennement surnommée « le petit Paris de l’Orient », des milliers d’entre eux périssent dans les flammes au côté des Arméniens. Deux ans après, lors de l’application finale du Traité de Lausanne, qui prévoit des « échanges de populations » sur la base du nouveau découpage des frontières, seuls 260 000 citoyens seront finalement expulsés en Grèce. 50 000 personnes restent en Turquie et abandonnent la religion chrétienne orthodoxe pour l’Islam. Près de 350 000 manquent à l’appel.

En 1918, 700 000 Grecs vivent au nord-est de l’actuelle Turquie. Après l’effondrement de l’Empire Ottoman, l’armée grecque tente de réaffirmer sa puissance dans les provinces riveraines de la mer Noire et de la mer Égée. Carte de la Grèce publiée dans le magasine Excelsior le 19 Novembre 1920.

Parmi elles, la famille Papatheodorou. « Mon père était à Athènes pour ses études, mais mon grand-père, ma grand-mère, mes oncles et tantes sont restés là où ils vivaient, à Balya. La ville était connue pour son important centre de métallurgie. On y travaillait le plomb, le cuivre, l’argent… Tout était tenu et géré par des entrepreneurs et des ingénieurs grecs. Au moment des faits, les autorités turques les ont assurés de leur soutien et de leur protection pour que l’activité puisse continuer, alors ils n’ont pas fui. Les 600 travailleurs du centre, et je ne compte pas leurs familles, ont été assassinés quinze jours après. Mon père n’a plus jamais eu de nouvelles de ses proches. »

« 600 travailleurs, et je ne compte pas leurs familles, ont été assassinés quinze jours après. Mon père n’a plus jamais eu de nouvelles de ses proches. »

Dans un français presque parfait quoiqu’ hésitant – il a fait ses études d’ingénieur à Paris – Faidon Papatheodorou s’efforce de résumer vingt ans de recherches. Vingt ans pour tenter de comprendre son histoire familiale, jamais évoquée par un père qui n’a pourtant lui-même eu de cesse de s’interroger. Comprendre dans quelles circonstances des centaines de milliers de Grecs ont pu être assassinés. Et faire en sorte que ces évènements, fondamentaux dans l’Histoire grecque, ne tombent pas dans l’oubli.

Il n’est pas le seul à endosser cette lourde mission. « Aujourd’hui, toutes les organisations de Grecs d’Asie mineure revendiquent la reconnaissance du génocide à l’international. C’est l’enjeu principal, le cœur de notre engagement, une question primordiale. Une reconnaissance juridique réinstaurerait la vérité. Non seulement elle empêcherait les Turcs de réécrire l’histoire, mais elle poserait aussi de nouvelles bases dans le débat gréco-turc sur la reconnaissance territoriale de certaines îles ».

Sur le bureau de Lukas Chzistodoulou, quatre timbres créés en partenariat avec la Poste grecque sont encadrés. Ils illustrent les différents quartiers qu’habitaient les réfugiés d’Asie Mineure. « Quand on a eu la possibilité de faire ces timbres, la Poste nationale nous a dit que c’était la première fois en 140 ans qu’elle abordait des points aussi sombres de l’histoire. » (©Ludivine Blazy)

A force de combats, quelques victoires. En 2007 d’abord, lorsque l’Association internationale de recherche sur les génocides reconnaît « la campagne ottomane contre les Arméniens, les Assyriens et les Grecs pontiques d’Anatolie entre 1914 et 1923 ». Puis en 2010, en Suède, où le parlement condamne le génocide des Grecs dans l’Empire ottoman. Les Pays-Bas et l’Arménie suivront en 2015. La même année, le Pape le mentionne dans un discours officiel prononcé lors d’une messe célébrée à l’occasion du centenaire du génocide arménien. Et le Canada, où le Sénat étudie la question depuis 2017, affirme « qu’il ne fait aucun doute que ces actes correspondent à la définition juridique du terme « génocide » ».

Pourtant, rien n’est acquis. « L’histoire des Grecs pontiques s’efface derrière les génocides perpétrés contre les Arméniens, les Assyriens et les Chaldéens« , avance Lukas Chzistodoulou, historien, chercheur et annaliste grec, lui-même petit-fils d’une réfugiée. Le cas de la France semble lui donner raison : 22 ans après l’adoption d’une loi officialisant le statut de génocide pour l’Arménie, le Sénat reconnaît le génocide des Assyro-Chaldéens en février 2023. Le texte qui l’officialise se réfère directement à la résolution de 2007 de l’Association internationale des spécialistes des génocides. Il mentionne donc les Grecs pontiques… sans acter pour autant le caractère spécifique de leur histoire.

« Au moment où les communautés d’Asie mineure se sont installées en Grèce, il y avait des centaines d’associations. A l’origine, elles visaient à faciliter l’intégration des familles, à régulariser leur situation [papier ci-dessus], à les aider à trouver du travail. Maintenant, elles contribuent surtout au travail de mémoire » Lukas Chzistodoulou (©Ludivine Blazy)

« Notre histoire est en train de tomber progressivement dans l’oubli, et cela m’inquiète profondément« , déplore Lukas Chzistodoulou, d’autant plus impliqué qu’il cumule, avec ses nombreuses casquettes, la responsabilité de président de Kemipo, l’une des associations de soutien aux Grecs d’Asie mineure. « Je le vois dans la manière dont notre pays œuvre pour le travail de mémoire. En 2022, nous commémorions les cent ans de « la catastrophe grecque » [massacre de Smyrne]. Mais nous n’avons jamais vraiment fait état du centenaire du génocide« . La Grèce l’a pourtant reconnu officiellement dès 1994, et lui a consacré, toujours en 2022, deux expositions. « Mais elles ont été baptisées du nom d’un écrivain [Iakovos Kabanellis] sans lien direct avec les évènements ! La seule justification était que lui aussi célébrait son centenaire. Derrière ce désaveu, il y a surtout la volonté de ne pas faire de vagues avec la Turquie, qui fêtait dans le même temps les 100 ans de son indépendance, regrette avec véhémence Lukas Chzistodoulou. Notre gouvernement n’a pas le courage de se battre pour la reconnaissance à l’international du génocide. En réalité, ce sont les associations qui prennent la relève devant cette inaction ».

Mais lui-même commence à baisser les bras. « J’ai beau espérer que cela arrive un jour, je n’y crois plus, assène-t-il. Il n’y a qu’à voir le désintérêt des nouvelles générations. Je le constate personnellement, lorsque j’essaie de transmettre ce que je connais à mon fils, et que je m’aperçois qu’il a d’autres préoccupations« .

Restent des témoins silencieux, des quartiers, des noms de familles à consonances turques, et le souvenir de grands-parents, arrachés à leurs terres ottomanes, mais qui leur sont restés si attachés qu’ils n’ont jamais parlé grec à leurs enfants.

Photo de couverture : A Nea Iona, entre les années 1930 et 1960, de nombreux immeubles ont été construits spécifiquement pour les réfugiés d’Asie mineure. Hasard ou concours de circonstances, Faidon Papatheodorou a hérité de l’appartement de son père, à quelques rues de là. ©Ludivine Blazy