Après avoir occupé pendant des décennies une place de choix dans l’enseignement des Grecs, la philosophie n’a plus autant la cote. A l’Université d’Athènes, un bastion d’étudiants s’oppose encore et toujours à son déclin, quitte à devoir plier bagage pour préserver la tradition.
Assise en tailleur, seule sur son banc, écouteurs dans les oreilles et livre à la main, Konstantina se détache de la foule bruyante. Sur le parvis de la faculté de sciences humaines d’Athènes, les étudiants se retrouvent pour partager joyeusement leur déjeuner, bercés par la chaleur des premiers rayons de soleil. De son côté, la jeune femme a choisi Aristote pour compagnon.
Dans cet environnement brutaliste, tout de béton et d’angles droits, le monde des Idées est son refuge. Une habitude prise dès son arrivée à l’École de Philosophie, une faculté perchée dans les hauteurs d’Athènes, berceau de la philosophie antique. « Je suis née ici, et je me rends compte de la chance que c’est de voir l’Acropole tous les jours. D’être dans les endroits que Socrate et Platon fréquentaient… » confie l’Athénienne, en quatrième et dernière année de licence.
Une place marginale
Un sentiment de fierté partagé par ses pairs, qui prolongent une tradition vieille de 2500 ans. « Je me suis toujours posée des questions sur l’existence, le sens de la vie, la condition humaine. Étudier la philosophie, ici, à Athènes, est spécial », raconte Giorgia, une étudiante de première année qui sort tout juste de son cours de philosophie byzantine. « Mais j’aimerais que nous traitions mieux cet héritage », ajoute la néophyte de 19 ans.

Si la philosophie occupait une place de choix dans le système éducatif grec, un changement s’est opéré au tournant des années 2000. Jusque-là dispensée à tous les élèves de terminale, elle devient le seul fait des étudiants ayant choisi le cursus dit “Théorique”, équivalent du feu bac L . “En plaçant la Philosophie au rang d’une discipline de spécialisation, on adopte une perception erronée des conceptions philosophiques fondamentales”, explique Dimitris Kiritsis, professeur émérite de l’Université Polytechnique de Lausanne.
Sur le site de l’Acireph (Association pour la création des instituts de recherche sur l’enseignement de la Philosophie), le spécialiste détaille le déclin de l’enseignement de cette matière noble dans son pays d’origine. « Aujourd’hui, plus que jamais, la philosophie est systématiquement mise en doute ici, dans sa patrie même. Les voix prenant sa défense s’entendent de plus en plus rarement, et son avenir semble être sinistre”, regrette-t-il.
Que nul ne reste en Grèce s’il est philosophe
Dans le bâtiment austère de la Faculté de Philosophie, entre peinture écaillée et mégots froids, difficile d’y voir encore l’esprit de la lumineuse Académie de Platon. Et les disciples sont peu nombreux. En 2020-2021, ils n’étaient que 553 étudiants en licence de philosophie sur les 50 000 étudiants de l’Université d’Athènes.
Devant la salle 204, Lina, originaire de Thessalie, roule sa cigarette : « La philosophie est née ici mais n’a plus de futur en Grèce. Les gens ne comprennent plus son importance, témoigne l’étudiante en première année. Dans les autres pays d’Europe, la philosophie est beaucoup mieux considérée. A la fin de mon cursus, je compte quitter la Grèce pour enseigner en France ou en Italie. »
Las de porter seuls le poids d’un passé millénaire, de nombreux Grecs sont, comme Lina, résignés à l’idée de partir. « Nous avons peu d’opportunités d’emplois en Grèce. Nous pouvons devenir enseignant, mais c’est à peu près tout. Rare sont ceux qui peuvent faire de la recherche car cela paie très mal », lâche Axelle, lucide derrière ses grandes lunettes rondes. Une fuite des cerveaux grecs qui touche toutes les catégories socio-professionnelles depuis la crise économique de 2009.
Même pour les plus optimistes, il faut réfléchir à un plan B. « Pour espérer avoir du travail ici, il faudra se spécialiser. Faire de la psychologie, du journalisme, de la sociologie ou autre, j’en sais trop rien… », explique Kalomira entre deux cours. Ne pas savoir, le début du savoir socratique.
Fleur Tirloy-Théron
Photo d’ouverture : La statue du philosophe Platon, devant l’Académie d’Athènes: ©GettyImages