Créé en 1911, Diporto a récemment été vendu à des investisseurs étrangers. Au grand dam des habitués de la plus vieille taverne athénienne, qui craignent de devoir trouver une nouvelle cantine.
Aucune affiche, aucun encart, aucune publicité. Pour trouver Diporto, il faut chercher, autour du marché central, jusqu’à trouver une file d’attente sortant d’une cave. Les Grecs patientent, assis sur les marches, qu’une place se libère à l’intérieur. Et n’hésitent pas, pour passer le temps, à engager la discussion dans un anglais balbutiant avec les rares touristes venus découvrir ce lieu iconique.

“Je viens ici trois fois par semaine depuis presque 30 ans”, confie Giorgios. Ce sexagénaire aux mains calleuses n’a plus que quelques mois de chantiers avant d’enfin prendre sa retraite. Il a fait de l’endroit un lieu de coupure personnel, comblé par l’ambiance, la décoration minimaliste et les plats généreux propres aux tavernes grecques. Ici, il est presque chez lui et se dirige à peine entré vers les fourneaux, où Dimitris Kolioliolios, le propriétaire des lieux, lui montre le contenu de ses trois marmites. Le menu du jour est typique : purée de pois chiches (fava), soupe de légumes (fassoulatha) et sardines grillées. Quant à la boisson, à moins de demander de l’eau, le vin blanc local et – très – tannique est inévitable.
La vente, encore un sujet tabou
Une fois installé à une table drapée de serviettes de papier et en face d’inconnus, les discussions peuvent débuter. Dans cette cantine, on parle de tout, du sport à la politique en passant par des conseils d’endroits à visiter. Les visages se tendent lorsqu’est évoquée la cession récente de l’endroit. Le 16 mars, le média local Gastronomos révélait que le lieu avait été cédé à des investisseurs étrangers. Aucune autre nouvelle depuis, ce qui agace les habitués. “Ça m’ennuie parce que c’est un lieu important pour nous, grommelle Ianna. Mes parents l’ont connu, mes grand-parents aussi et je ne pourrai pas le montrer à mes enfants.” La quadragénaire aux cheveux peroxydés profite de ces repas pour rencontrer des gens, ce que son métier de secrétaire ne lui permet pas vraiment.
Même rengaine pour Passos, dont la voix rauque porte au-dessus de sa généreuse assiette de fassoulatha. “Le problème, c’est qu’on ne sait pas ce que ça va devenir, tonne l’homme dont l’émotion tranche avec ses épaules musculeuses. Je ne pardonnerai pas à Dimitris s’il a vendu l’endroit à des gens venus faire du business qui enlèvent l’ambiance des lieux.”
La crainte de la disparition
Du côté du principal intéressé, on fait la sourde oreille. Pas disposé à parler de ses affaires personnelles, il refuse de répondre, prétextant qu’il a du travail. C’est à peine s’il confirme la vente, officialisée quelques jours après l’article de Gastronomos. Il indique aussi, sans se montrer précis, qu’il restera derrière les fourneaux “encore un ou deux ans”. Avant de marmonner des mots grecs à notre encontre qu’il vaut peut-être mieux ne pas comprendre.

Cette langue de bois fait craindre le pire à Giorgios. “La vente ? Je m’y attendais un peu, admet celui qui en est à son troisième verre de vin. Les rumeurs disent qu’il en a tiré un excellent prix mais un endroit comme ça, ça vaut bien plus que ça ! De toute façon, ça fait quelques années que ça a perdu son âme… Avant, il n’y avait que des ouvriers qui venaient discuter. Maintenant, les gens viennent prendre des photos pour dire qu’ils sont venus sans en profiter.” Une opinion remise en cause par l’ambiance du jour, conviviale et sans aucun smartphone.
Ici, les habitués bénéficient encore et toujours de petits traitements de faveur. Dans son assiette, l’ouvrier compte douze sardines, loin des quatre dont doivent se contenter d’autres tables. Et au moment de régler, le statut d’habitué compte également. Lui ne paiera que 8 euros, malgré quatre verres de vin, bien moins que les 29 euros réclamés à un couple pourtant sobre. De notre côté, les questions sur la cession n’ont pas dû plaire puisque pour un fava, un verre de vin et six sardines, la facture s’élève à 18 euros. La tradition à Diporto a encore une ou deux belles années devant elle.